Le poème UNE SAISON EN ENFER (1873)
et les illustrations (1974) d'Hubert PAUGET
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JADIS...
"Jadis, si je me souviens bien, ma vie
était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée
amère. - Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. O sorcières,
ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!
Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance
humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête
féroce.
J'ai
appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, avec le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me
suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué
de bons tours à la folie.
Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
Or, tout dernièrement, m'étant trouvé sur le point de faire le
dernier couac! j'ai songé à rechercher le clef du festin ancien, où
je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!
"Tu resteras hyène, etc.... ," se récrie le démon qui me couronna de
si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et
tous les péchés capitaux."
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Collection particulière |
Ah! j'en ai trop
pris : - Mais, cher Satan, je vous en
conjure, une
prunelle moins irritée! et en attendant les
quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain
l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache des
quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.
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MAUVAIS SANG
J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc, la cervelle étroite,
et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que
le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes
les plus ineptes de leur temps.
D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; - oh! tous les
vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure ; - surtout mensonge et
paresse.
J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans,
ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains! -
Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L'honnêteté
de la mendicité me navre. Les criminels me dégoûtent comme des châtrés : moi,
je suis intact, et ça m'est égal.
Mais! qui a fait ma langue perfide tellement, qu'elle ait guidé et
sauvegardé jusqu'ici ma paresse? Sans me servir pour vivre même de mon
corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. Pas une famille
d'Europe que je ne connaisse. -J'entends des familles comme la mienne, qui
tiennent tout de la déclaration des Droits de l'Homme. - J'ai connu chaque
fils de famille!
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Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France!
Mais non, rien.
Il m'est bien évident que j'ai toujours été race inférieure. Je ne
puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller :
tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée.
Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Église.
J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte ; j'ai dans la tête des
routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ;
le culte de Marie, l'attendrissement sur le crucifié s'éveillent en moi
parmi mille féeries profanes. - Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés
et les orties, au pied d'un mur rongé par le soleil. - Plus tard, reître,
j'aurais bivaqué sous les nuits d'Allemagne.
Ah!
encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des
vieilles et des enfants.
Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le
christianisme. Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais
toujours seul ; sans famille; même, quelle langue parlais-je. Je ne me vois
jamais dans les conseils du Christ ; ni dans les conseils des Seigneurs, -
représentants du Christ.
Qu'étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu'aujourd'hui.
Plus de vagabonds, plus de guerres vagues. La race inférieure a tout couvert
- le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.
Oh! la science! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, - le
viatique, - on a la médecine et la philosophie, - les remèdes de bonnes
femmes et les chansons populaires arrangés. Et les divertissements des
princes et les jeux qu'ils interdisaient! Géographie, cosmographie,
mécanique, chimie!...
La science, la nouvelle noblesse! Le progrès. Le monde marche!
Pourquoi ne tournerait-il pas?
C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est
très certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant
m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.
Le sang païen revient! L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne
m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas! l'Évangile
a passé! l'Évangile! L'Évangile.
J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute
éternité.
Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le
soir. Ma journée est faite; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes
poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser,
fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme
faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'oeil
furieux: sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je
serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des
pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.
Maintenant, je suis maudit, j'ai horreur de la patrie. Le meilleur,
c'est un sommeil bien ivre, sur la grève.
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Collection particulière |
On
ne part pas. - Reprenons les chemins d'ici, chargé de mon vice,
le vice qui a poussé ses racines de souffrance à
mon côté, dès l'âge de raison
- qui monte au ciel, me bat, me renverse, me
traîne.
La dernière innocence et la dernière timidité. C'est dit. Ne pas
porter au monde mes dégoûts et mes trahisons.
Allons! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.
A qui me louer? Quelle bête faut-il adorer? Quelle sainte image
attaque-t-on? Quels coeurs briserai-je? Quel mensonge dois-je tenir? - Dans
quel sang marcher?
Plutôt, se garder de la justice. - La vie dure, l'abrutissement
simple, - soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil, s'asseoir,
s'étouffer. Ainsi point de vieillesse, ni de dangers : la terreur n'est pas
française.
- Ah! je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle
divine image des élans vers la perfection.
Ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse! ici-bas, pourtant!
De profundis Domine, suis-je bête!
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Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se
referme toujours le bagne; je visitais les auberges et les garnis qu'il
aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le
travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il
avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur - et lui,
lui seul! pour témoin de sa gloire et de sa raison.
Sur les routes, par les nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans
pain, une voix étreignait mon coeur gelé : "Faiblesse ou force : te voilà,
c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout,
réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre." Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai
rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.
Dans les villes
la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire,
comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un
trésor dans la forêt! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de
flammes et de fumée au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses
flambant comme un milliard de tonnerres.
Mais l'orgie et
la camaraderie des femmes m'étaient interdites. Pas même un compagnon. Je me
voyais devant une foule exaspérée, en face du
peloton d'exécution, pleurant du malheur qu'ils
n'aient pu comprendre, et pardonnant! - Comme Jeanne d'Arc! - "Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous
trompez en me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci ; je
n'ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice
; je ne comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens moral, je suis une
brute: vous vous trompez... "
Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un
nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ;
magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ; empereur, vieille
démangeaison, tu es nègre : tu as bu d'une liqueur non taxée, de la fabrique
de Satan. - Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et
vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis. - Le plus
malin est de quitter ce continent, où la folie
rôde pour pourvoir d'otages ces misérables. J'entre au vrai royaume des
enfants de Cham.
Connais-je encore
la nature? me connais-je? - Plus de mots. J'ensevelis les morts dans mon
ventre. Cris,
tambour, danse, danse, danse, danse! Je ne vois même pas l'heure où, les blancs débarquant,
je tomberai au néant.
Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse!
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Les blancs débarquent. Le canon! Il faut se soumettre au baptême,
s'habiller, travailler.
J'ai reçu au coeur le coup de grâce. Ah! je ne l'avais pas prévu!
Je n'ai point fait le mal. Les jours vont m'être légers, le repentir
va m'être épargné. Je n'aurai pas eu les tourments de l'âme presque morte au
bien, où remonte la lumière sévère comme les cierges funéraires. Le sort du
fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes. Sans doute
la débauche est bête, le vice est bête; il faut jeter la pourriture à
l'écart. Mais l'horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l'heure de
la pure douleur! Vais-je être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis
dans l'oubli de tout le malheur!
Vite! est-il d'autres vies? - Le sommeil dans la richesse est
impossible. La richesse a toujours été bien public. L'amour divin seul
octroie les clefs de la science. Je vois que la nature n'est qu'un spectacle
de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.
Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est
l'amour divin. - Deux amours! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de
dévouement. J'ai laissé des âmes dont la peine s'accroîtra de mon départ!
Vous me choisissez parmi les naufragés ; ceux qui restent sont-ils pas mes
amis?
Sauvez-les!
La raison m'est née. Le monde est bon. Je bénirai la vie. J'aimerai
mes frères. Ce ne sont plus des promesses d'enfance. Ni l'espoir d'échapper
à la vieillesse et à la mort. Dieu fait ma force, et je loue Dieu.
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L'ennui n'est plus l'amour. Les rages, les débauches, la folie, dont
je sais tous les élans et les désastres, - tout mon fardeau est déposé.
Apprécions sans vertige l'étendue de mon innocence.
Je ne serais plus capable de demander le réconfort d'une bastonnade.
Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père.
Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J'ai dit : Dieu. Je veux la
liberté dans le salut: comment la poursuivre? Les goûts frivoles m'ont
quitté. Plus besoin de dévouement ni d'amour divin. Je ne regrette pas le
siècle des moeurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je
retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.
Quant au bonheur établi, domestique ou non... non, je ne peux pas.
Je suis trop dissipé, trop faible. La vie fleurit par le travail, vieille
vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin
au-dessus de l'action, ce cher point du monde.
Comme je deviens vieille fille, à manquer du
courage d'aimer la mort!
Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière, - comme les
anciens saints. - Les saints! des forts! les anachorètes, des artistes comme
il n'en faut plus!
Farce continuelle! Mon innocence ferait pleurer. La vie est la farce
à mener par tous.
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Assez! Voici la punition. - En marche!
Ah! les poumons brûlent, les tempes grondent! la nuit roule dans mes
yeux, par ce soleil! le coeur... les membres...
Où va-t-on? au combat? Je suis faible! les autres avancent. Les
outils, les armes... le temps!...
Feu! feu sur moi! Là! ou je me rends. -
Lâches! - Je me tue! Je me jette aux pieds des
chevaux!
Ah!...
- Je m'y habituerai.
Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur!
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NUIT DE L'ENFER
|
Collection particulière |
J'ai
avalé une fameuse gorgée de poison. - Trois fois béni soit le conseil
qui m'est arrivé! - Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord
mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe,
je ne puis crier. C'est l'enfer, l'éternelle peine! Voyez comme le feu
se relève! Je brûle comme il faut. Va, démon!
J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut.
Puis-je décrire la vision, l'air de l'enfer ne soufre pas les hymnes!
C'était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la
force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je?
Les nobles ambitions!
Et c'est encore la vie! - Si la damnation est éternelle! Un homme
qui veut se mutiler est bien damné, n'est-ce pas? Je me crois en enfer, donc
j'y suis. C'est l'exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême.
Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre
innocent! - L'enfer ne peut attaquer les païens. - C'est la vie encore! Plus
tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime, vite, que
je tombe au néant, de par la loi humaine.
Tais-toi, mais tais-toi!... C'est la honte, le reproche, ici : Satan
qui dit que le feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte. -
Assez!... Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums, faux, musiques
puériles. - Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice: j'ai un
jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection... Orgueil. - La
peau de ma tête se dessèche. Pitié! Seigneur, j'ai peur. J'ai soif, si soif!
Ah! l'enfance, l'herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de
lune quand le clocher sonnait douze... le diable est au clocher, à cette
heure. Marie! Sainte-Vierge!... - Horreur de ma bêtise.
Là-bas, ne sont-ce pas des âmes honnêtes, qui me veulent du bien...
Venez... J'ai un oreiller sur la bouche, elles ne m'entendent pas, ce sont
des fantômes. Puis, jamais personne ne pense à autrui. Qu'on n'approche pas.
Je sens le roussi, c'est certain.
Les hallucinations sont innombrables. C'est bien ce que j'ai
toujours eu : plus de foi en l'histoire, l'oubli des principes. Je m'en
tairai : poètes et visionnaires seraient jaloux. Je suis mille fois le plus
riche, soyons avare comme la mer.
Ah ça! l'horloge
de la vie s'est arrêtée tout à l'heure. Je ne suis plus au monde.-
La théologie estsérieuse, l'enfer est certainement en bas - et le ciel
en haut.- Extase, cauchemar, sommeil dans un
nid de flammes.
Que de malices dans l'attention dans la campagne... Satan,
Ferdinand, court avec les graines sauvages... Jésus marche sur les ronces
purpurines, sans les courber... Jésus marchait sur les eaux irritées. La
lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d'une
vague d'émeraude...
Je vais éveiller tous les mystères : mystères religieux ou naturels,
mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant. Je suis maître en
fantasmagories.
Écoutez!...
J'ai tous les talents! - Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un :
je ne voudrais pas répandre mon trésor. - Veut-on des chants nègres, des
danses de houris? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche
de l'anneau? Veut-on? Je ferai de l'or, des remèdes.
Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez, -
même les petits enfants, - que je vous console, qu'on répande pour vous son
coeur, - le coeur merveilleux! - Pauvres hommes, travailleurs! Je ne demande
pas de prières ; avec votre confiance seulement, je serai heureux.
- Et pensons à moi. Ceci me fait peu regretter le monde. J'ai de la
chance de ne pas souffrir plus. Ma vie ne fut que folies douces, c'est
regrettable.
Bah! faisons toutes les grimaces imaginables.
Décidément, nous sommes hors du monde. Plus aucun son. Mon tact a
disparu. Ah! mon château, ma Saxe, mon bois de saules. Les soirs, les
matins, les nuits, les jours... Suis-je las!
Je devrais avoir mon enfer pour la colère, mon
enfer pour l'orgueil, - et l'enfer de la caresse ; un concert d'enfers.
Je meurs de lassitude. C'est le tombeau, je m'en vais aux vers,
horreur de l'horreur! Satan, farceur, tu veux me dissoudre, avec tes
charmes. Je réclame. Je réclame! un coup de fourche, une goutte de feu.
Ah! remonter à la vie! Jeter les yeux sur nos difformités. Et ce
poison, ce baiser mille fois maudit! Ma faiblesse, la cruauté du monde! Mon
dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal! - Je suis caché et je ne le
suis pas.
C'est le feu qui se relève avec son damné.
__________
DÉLIRES
I
__________
VIERGE FOLLE
___
L'ÉPOUX INFERNAL
Écoutons la confession d'un compagnon d'enfer :
"Ô divin Époux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la
plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soûle. Je suis impure.
Quelle vie!
"Pardon, divin Seigneur, pardon! Ah! pardon! Que de larmes! Et que
de larmes encore plus tard, j'espère!
"Plus tard, je connaîtrai le divin Époux! Je suis née soumise à Lui.
- L'autre peut me battre maintenant!
"A présent, je suis au fond du monde! Ô mes amies!... non, pas mes
amies... Jamais délires ni tortures semblables... Est-ce bête!
"Ah! je souffre, je crie. Je souffre vraiment. Tout pourtant m'est
permis, chargée du mépris des plus méprisables coeurs.
"Enfin, faisons cette confidence, quitte à la répéter vingt autres
fois, - aussi morne, aussi insignifiante!
"Je suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a perdu les vierges
folles. C'est bien ce démon-là. Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un
fantôme. Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée et morte au
monde, - on ne me tuera pas! - Comment vous le décrire! Je ne sais même plus
parler. Je suis en deuil, je pleure, j'ai peur. Un peu de fraîcheur,
Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien!
"Je suis veuve... - J'étais veuve... - mais oui, j'ai été bien
sérieuse jadis, et je ne suis pas née pour devenir squelette!... - Lui était
presque un enfant... Ses délicatesses mystérieuses m'avaient séduite. J'ai
oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie! La vraie vie est
absente. Nous ne sommes pas au monde. Je sais où il va, il le faut. Et
souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon! -
c'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme.
"Il dit : "Je n'aime pas les femmes. L'amour est à réinventer, on le
sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position
gagnée, coeur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain,
l'aliment du mariage, aujourd'hui. Ou bien je vois des femmes, avec les
signes du bonheur, dont, moi, j'aurai pu faire de bonnes camarades, dévorées
tout d'abord par des brutes sensibles comme des bûchers... "
"Je l'écoute faisant de l'infamie une gloire,
de la cruauté un charme. "Je suis de race lointaine : mes pères étaient
Scandinaves : il se perçaient les côtes, buvaient leur sang. - Je me ferai
des entailles partout le corps, je me tatouerai, je veux devenir hideux
comme un Mongol : tu verras, je hurlerai dans les rues. Je veux devenir bien
fou de rage. Ne me montre jamais de bijoux, je ramperais et me tordrais sur
le tapis. Ma richesse, je la voudrais tachée de sang partout. Jamais je ne
travaillerai... " Plusieurs nuits, son démon
me saisissant,
nous nous roulions, je luttais avec lui!
- Les nuits, souvent, ivre, il se poste dans des rues ou
dans des maisons, pour m'épouvanter mortellement.
- "On me coupera vraiment le cou ; ce sera dégoûtant." Oh! ces jours où il veut marcher avec l'air du crime!
"Parfois il parle, en une façon de patois attendri, de la mort qui
fait repentir, des malheureux qui existent certainement, des travaux
pénibles, des départs qui déchirent les coeurs. Dans les bouges où nous nous
enivrions, il pleurait en considérant ceux qui nous entouraient, bétail de
la misère. Il relevait les ivrognes dans les rues noires. Il avait la pitié
d'une mère méchante pour les petits enfants. - Il s'en allait avec des
gentillesses de petite fille au catéchisme. - Il feignait d'être éclairé sur
tout, commerce, art, médecine. - Je le suivais, il le faut!
"Je voyais tout le décor dont, en esprit, il s'entourait ; vêtements,
draps, meubles : je lui prêtais des armes, une autre figure. Je voyais tout
ce qui le touchait, comme il aurait voulu le créer pour lui. Quand il me
semblait avoir l'esprit inerte, je le suivais, moi, dans des actions
étranges et compliquées, loin, bonnes ou mauvaises : j'étais sûre de ne
jamais entrer dans son monde. À côté de son cher corps endormi, que d'heures
des nuits j'ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s'évader de la
réalité. Jamais homme n'eût pareil voeu. Je reconnaissais, - sans craindre
pour lui, - qu'il pouvait être un sérieux danger dans société. - Il a
peut-être des secrets pour changer la vie? Non, il ne fait qu'en chercher,
me répliquais-je. Enfin sa charité est ensorcelée, et j'en suis la
prisonnière. Aucune autre âme n'aurait assez de force, - force de désespoir!
- pour la supporter, - pour être protégée et aimée par lui. D'ailleurs, je
ne me le figurais pas avec une autre âme: on voit son Ange, jamais l'Ange
d'un autre, - je crois. J'étais dans son âme comme dans un palais qu'on a
vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous: voilà tout. Hélas!
je dépendais bien de lui. Mais que voulait-il avec mon existence terne et
lâche? Il ne me rendait pas meilleure, s'il ne me faisait pas mourir!
Tristement dépitée, je lui dis quelquefois : "Je te comprends." Il haussait
les épaules.
"Ainsi, mon chagrin se renouvelant sans cesse, et me trouvant plus
égarée à ses yeux, - comme à tous les yeux qui auraient voulu me fixer, si
je n'eusse été condamnée pour jamais à l'oubli de tous! - j'avais de plus en
plus faim de sa bonté. Avec ses baisers et ses étreintes amies, c'était bien
un ciel, un sombre ciel, où j'entrais, et où j'aurais voulu être laissée,
pauvre, sourde, muette, aveugle. Déjà j'en prenais l'habitude. Je nous
voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de
tristesse. Nous nous accordions. Bien émus, nous travaillions ensemble.
Mais, après une pénétrante caresse, il disait : "Comme ça te paraîtra drôle,
quand je n'y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n'auras plus mes
bras sous ton cou, ni mon coeur pour t'y reposer, ni cette bouche sur tes
yeux. Parce qu'il faudra que je m'en aille, très loin, un jour. Puis il faut
que j'en aide d'autres : c'est mon devoir. Quoique ce ne soit guère
ragoûtant... , chère âme... " Tout de suite je me pressentais, lui parti, en
proie au vertige, précipitée dans l'ombre la plus affreuse: la mort. Je lui
faisais promettre qu'il ne me lâcherait pas. Il l'a faite vingt fois, cette
promesse d'amant. C'était aussi frivole que moi lui disant : "Je te
comprends."
"Ah! je n'ai jamais été jalouse de lui. Il ne
me quittera pas, je crois. Que devenir? Il n'a pas une connaissance ; il ne
travaillera jamais. Il veut vivre somnambule. Seules, sa bonté et sa charité
lui donneraient-elles droit dans le monde réel? Par instants, j'oublie la
pitié où je suis tombée : lui me rendra forte, nous voyagerons, nous
chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes
inconnues, sans soins, sans peines. Ou je me réveillerai, et les lois et les
moeurs auront changé, - grâce à son pouvoir magique, - le monde, en restant
le même, me laissera à mes désirs, joies, nonchalances. Oh! la vie
d'aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me récompenser,
j'ai tant souffert, me la donneras-tu? Il ne peut pas. J'ignore son idéal.
Il m'a dit avoir des regrets, des espoirs : cela ne doit pas me regarder.
Parle-t-il à Dieu? Peut-être devrais-je m'adresser à Dieu. Je suis au plus profond de l'abîme, et je ne sais plus
prier.
"S'il
m'expliquait ses tristesses, les comprendrai-je plus que ses railleries? Il
m'attaque, il passe des heures à me faire honte de tout ce qui m'a pu
toucher au monde, et s'indigne si je pleure.
"- Tu vois cet élégant jeune homme, entrant dans la belle et calme
maison : il s'appelle Duval, Dufour, Armand, Maurice, que sais-je? Une femme
s'est dévouée à aimer ce méchant idiot : elle est morte, c'est certes une
sainte au ciel, à présent. Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette
femme. C'est notre sort à nous, coeurs charitables... " Hélas! Il avait des
jours où tous les hommes agissant lui paraissaient les jouets de délires
grotesques: il riait affreusement, longtemps. - Puis, il reprenait ses
manières de jeune mère, de soeur aimée. S'il était moins sauvage, nous
serions sauvés! Mais sa douceur aussi est mortelle. Je lui suis soumise. -
Ah! je suis folle!
"Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement ; mais il faut que
je sache, s'il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l'assomption de
mon petit ami!"
Drôle de ménage!
_________
DÉLIRES
II
__________
ALCHIMIE DU VERBE
___
A moi. L'histoire d'une de mes folies.
Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages
possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la
poésie moderne.
J'aimais les peintures idiotes, dessus des portes, décors, toiles de
saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée,
latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules,
contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais,
rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de
relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées,
révolutions de meurs, déplacements de races et de continents: je croyais à
tous les enchantements.
J'inventai la couleur des voyelles! - A noir, E blanc,
I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et le
mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me
flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous
les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je
notais l'inexprimable, je fixais des vertiges.
____________
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert?
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
- Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert!
Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case
Chérie? Quelque liqueur d'or qui fait suer.
Je faisais une louche enseigne d'auberge,
- Un orage vint chasser le ciel. Au soir
L'eau des bois se perdait sur les sables vierges,
Le vent de Dieu jetais des glaçons aux mares ;
Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire. -
______________
A quatre heures du matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Sous les bocages s'évapore
L'odeur du soir fêté.
Là-bas, dans leur vaste chantier
Au soleil des Hespérides,
Déjà s'agitent - en bras de chemise -
Les Charpentiers.
Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la ville
Peindra de faux cieux.
Ô, pour ces Ouvriers charmants
Sujets d'un roi de Babylone,
Vénus! quitte un instant les Amants
Dont l'âme est en couronne.
Ô Reine des Bergers,
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie,
Que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer à midi.
_______________
La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du
verbe.
Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place
d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les
routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les monstres, les mystères; un
titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi!
Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec
l'hallucination des mots!
Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J'étais oisif,
en proie à une lourde fièvre : j'enviais la félicité des bêtes, - les
chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, le sommeil de la
virginité!
Mon caractère s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans d'espèces
de romances :
CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR.
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie.
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
Telle la prairie
A l'oubli livrée,
Grandie et fleurie
D'encens et d'ivraies,
Au bourdon farouche
Des sales mouches.
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
J'aimai le désert,
les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me
traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au
soleil, dieu de feu. "Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines,
bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins
splendides! dans les salons! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les
gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante... "
Oh! le moucheron
enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux
de la bourrache, et que dissout un rayon!
FAIM
Si j'ai du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d'air,
De roc, de charbon, de fer.
Mes faims, tournez. Paissez, faims,
Le pré des sons.
Attirez le gai venin
Des liserons.
Mangez les cailloux qu'on brise,
Les vieilles pierres d'églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises.
______________
Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.
Les salades, les fruits
N'attendent que la cueillette ;
Mais l'araignée de la haie
Ne mange que des violettes.
Que je dorme! Que je bouille
Aux autels de Salomon.
Le bouillon court sur la rouille
Et se mêle au Cédron.
Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du
noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature.
De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :
Elle est retrouvée!
Quoi? L'éternité
C'est la mer mêlée
Au soleil.
Mon âme éternelle,
Observe ton voeu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.
Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans!
Tu votes selon...
- Jamais l'espérance.
Pas d'orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.
Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.
Elle est retrouvée!
- Quoi? - l'Éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.
_________________
Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une
fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher
quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.
A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce
monsieur ne sait ce qu'il fait: il est un ange. Cette famille est une nichée
de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une
de leurs autres vies. - Ainsi, j'ai aimé un porc.
Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu'on enferme, - n'a été
oublié par moi : je pourrai les redire tous, je tiens le système.
Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des
sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus
tristes. J'étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma
faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de
l'ombre et des tourbillons.
Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon
cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une
souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J'avais été damné par
l'arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver: ma vie
serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
Le bonheur! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq,
-ad matutinum, au Christus venit, - dans les plus sombres
villes :
Ô saisons, ô châteaux!
Quelle âme est sans défauts?
J'ai fait la magique étude
Du bonheur, qu'aucun n'élude.
Salut à lui, chaque fois
Que chante le coq gaulois.
Ah! je n'aurai plus d'envie :
Il s'est chargé de ma vie.
Ce charme a pris âme et corps
Et dispersé les efforts.
Ô saisons, ô châteaux!
L'heure de sa fuite, hélas!
Sera l'heure du trépas.
Ô saisons, ô châteaux!
________________
Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté.
L'IMPOSSIBLE
___
Ah! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps,
sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants,
fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. - Et je m'en
aperçois seulement!
- J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas
l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos
femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.
J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade!
Je m'évade!
Je m'explique.
Hier encore, je soupirais
: "Ciel! sommes-nous assez de damnés ici-bas! Moi j'ai tant de temps déjà dans leur troupe! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours; nous
nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis; nos
relations avec le monde sont très convenables." Est-ce étonnant? Le monde!
les marchands, les naïfs! - Nous ne sommes pas déshonorés. - Mais les élus,
comment nous recevraient-ils? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux
élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce
sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs!
M'étant retrouvé deux sous de raison - ça passe vite! - je vois que
mes malaises viennent de ne m'être pas figuré que nous sommes à l'Occident.
Les marais occidentaux! Non que je croie la lumière altérée, la forme
exténuée, le mouvement égaré... Bon! voici que mon esprit veut absolument se
charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin
de l'Orient... Il en veut, mon esprit!
... Mes deux sous de raison sont finis! - L'esprit est autorité, il
veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme
je voulais.
J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l'art,
l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards ; je retournais à l'Orient et
à la sagesse première et éternelle. -Il paraît que c'est un rêve de paresse
grossière!
Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d'échapper aux souffrances
modernes. Je n'avais pas en vue la sagesse bâtarde du Coran. -Mais n'y
a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la
science, le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences,
se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela!
Torture subtile, niaise ; source de mes divagations spirituelles. La nature
pourrait s'ennuyer, peut-être! M. Prudhomme est né avec le Christ.
N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume! Nous mangeons la
fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie! et le tabac! et
l'ignorance! et les dévouements! - Tout cela est-il assez loin de la pensée
de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive? Pourquoi un monde moderne,
si de pareils poisons s'inventent!
Les gens d'Église diront: C'est compris. Mais vous voulez parler de
l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples orientaux. - C'est vrai ;
c'est à l'Eden que je songeais! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette
pureté des races antiques!
Les philosophes: Le monde n'a pas d'âge. L'humanité se déplace,
simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d'habiter dans votre Orient,
quelque ancien qu'il vous le faille, - et d'y habiter bien. Ne soyez pas un
vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.
Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents.
Exerce-toi! - Ah! la science ne va pas assez vite pour nous!
- Mais je m'aperçois que mon esprit dort.
S'il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions
bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant!...
- S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas
cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale!... - S'il avait
toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse!...
Ô pureté! Pureté!
C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté! -
Par l'esprit on va à Dieu!
Déchirante infortune!
_________
L'ÉCLAIR
__
Le
travail humain! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.
"Rien n'est vanité ; à la science, et en avant!" crie l'Ecclésiaste
moderne, c'est-à-dire Tout le monde. Et pourtant les cadavres des
méchants et des fainéants tombent sur le coeur des autres... Ah! vite, vite
un peu ; là-bas, par delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les
échappons-nous?...
- Qu'y puis-je? Je connais le travail ; et la science est trop lente.
Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien. C'est trop
simple, et il fait trop chaud ; on se passera de moi. J'ai mon devoir, j'en
serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.
Ma vie est usée. Allons! feignons, fainéantons, ô pitié! Et nous existerons en nous amusant,
en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en
nous querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste,
bandit, - prêtre! Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue
si puissante; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr...
Je reconnais là ma sale éducation d'enfance. Puis quoi!... Aller mes
vingt ans, si les autres vont vingt ans...
Non! non! à présent je me révolte contre la mort! Le travail paraît
trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop
court. Au dernier moment, j'attaquerais à droite, à gauche...
Alors, - oh! -
chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous!
_________
MATIN
___
N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à
écrire sur des feuilles d'or, - trop de chance! Par quel crime, quelle
erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle? Vous qui prétendez que des bêtes
poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts
rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas
plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria.
Je ne sais plus parler!
Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer ; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les
portes.
Du même désert, à
la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent,
toujours, sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le coeur,
l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer
la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et
des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers! - Noël sur la
terre!
Le chant des cieux, la marche des peuples! Esclaves, ne maudissons
pas la vie.
ADIEU
L'automne, déjà! - Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si
nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui
meurent sur les saisons.
L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers
le port de la misère, la cité énorme au ciel tache de feu et de boue. Ah!
les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours
qui m'ont crucifié! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions
d'âmes et de corps morts et qui seront jugés! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste,
des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans
le coeur, étendu parmi des inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu
y mourir... L'affreuse évocation! J'exècre la misère.
Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du confort!
- Quelquefois je vois au ciel des plages sans
fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus
de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé
toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs,
de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru
acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien! je dois enterrer mon imagination et mes
souvenirs! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée!
Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je
suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à
étreindre! Paysan!
Suis-je trompé? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi?
Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et
allons.
Mais pas une main
amie! et où puiser le secours?
_________
Oui l'heure nouvelle est au moins très sévère.
Car je puis dire que la victoire m'est acquise
: les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se
modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets
détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la
mort, les arriérés de toutes sortes. - Damnés, si je me vengeais!
Il faut être
absolument moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure
nuit! le sang séché fume sur ma face,
et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau!... Le combat spirituel est aussi brutal
que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de
Dieu seul.
Cependant c'est la veille. Recevons tous les
influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente
patience, nous entrerons aux splendides villes.
Que parlais-je de main amie! Un bel avantage, c'est que je puis rire
des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, -
j'ai vu l'enfer des femmes là-bas; - et il me sera loisible de posséder
la vérité dans une âme et un corps.
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