A chercher son chemin dans la peinture, l'on s'égare plus
facilement qu'on ne se trouve. Egarés nous sommes, sans voie où aller, à
l'abandon de nous-mêmes, dans le chaos du sans-forme.
Mais l'égarement n'est pas la perte. Et il n'est pas
certain qu'à vouloir trouver son chemin, il ne faille pas se perdre.
Se perdre dans la peinture, à même sa texture, dans le jeu des couleurs et
des rythmes, n'est pas chose aisée. Il s'agit de s'abandonner certes, sans
réserve ni retenue, mais rigoureusement, dans les chemins de traverse, dans
les voies plus obliques, jusqu'à ce que le regard retrouvant, du peintre, la
force du pinceau ou de ce qui en aura fait office, trouve à son tour
enfin... quoi ? La peinture !
Retrouver la voie, dégager dans la matière que le peintre
aura lui-même posée la voie, l'éclaircie qui, fera voir, dans la peinture,
par notre œil, la peinture à elle-même : telle est la tâche.
Voyez ces tableaux de Hubert Pauget là-devant, qui
pourtant d'aucune façon ne sont... là-devant ! Plus avant en eux-mêmes,
peut-être, s'essaient-ils, dans le rayonnement de leur présence,
à
nous appeler nous
aussi à l'avant de nous-mêmes. Savons-nous répondre à l'appel de la peinture
? "Le roi Oedipe a peut-être un œil de trop", dit Hölderlin ; à l'inverse,
ne sommes-nous pas devenus si insensible à la question qu'à l'étonnant appel
du visible - qu'est pourtant la peinture - ni l'œil ni la voix ne
répondent.
Pas d'image
à quoi se raccrocher : rien à voir ! Rien, ou
peut-être le rien
de la circulation des blancs, ce repos de l'œil.
Des blancs ?
Mais ces bleus, ces jaunes, ces rouges, nœuds de
couleurs qui tendent vers la résolution des espaces, et dont l'intensité,
toujours, étire les surfaces - que dire de ces couleurs, ou plutôt qu’y voir
?
Livrées à elles-mêmes, dans l'intimité sollicitante des
tons, celles-ci ne connaissent que peu le repos. Peu ou d'à-plat,
entremêlement des ardeurs et des intensités, passages difficultueux, éclats
resserrements et libérations, elles se tiennent, chaudes et froides, dans le
vertige de leurs apparitions. D'où leur vient le rythme par où le tableau
dans sa mouvance, s'équilibre ? Des couleurs ou de ce qui les fait voir ?
D'une forme qui s'impose ou de l'éclaircie qui ouvre l'espace de sa tension
?
Creuser dans les veines de la matière, dans l'épaisseur
du matériau requis, regrouper ce qui peut l'être et dégager des voies - la
tâche est rude à qui cherche dans la peinture son chemin, à qui cherche le
chemin de la peinture.
À la face noueuse et opulente de la matière, répondent
ces incursions, ces heureuses avancées du blanc. Dans l'épaisseur des
couleurs, celui-ci fraye sa voie, menant, amenant les tons les uns aux
autres, facilitant leur transition pour d'eux recevoir en retour, un hâle de
proximité. Bleuissant, rougissant, recevant du jaune une brume prudente, la
réserve du blanc donne aux couleurs leur insistance, comme à la toile son
unité.
Il faut, pour être au plus près de l'avènement de la
couleur, suivre sans se hâter le chemin du blanc.
Sinueux bien souvent, de telle sorte qu'à le suivre on se
perde entre de vagues avancées de couleurs se contorsionnant, d'autre fois
encore volontaire et franc, mais jusque dans sa droiture alors, aporétique,
le chemin du blanc est celui par où la couleur arrive à elle-même.
Difficilement parfois et dans la tension du geste
pictural, comme dans le tableau 2, large rectangle qui laisse libre cours à
la fuite, à l'envolée presque lyrique du rouge, l'aporie du chemin paraît.
Ici, une lumière blanche, rehaussée par l'intensité du jaune et rendue plus
douce encore par la bleuité tendre de son horizon, vient du haut, et de
chaque côté resserre à la taille le dessin lui-même. Tout eût été parfait,
tant l'élan se laisse ressentir ; mais la perfection, trop lisse, ne laisse
à notre regard plus de prise. Il fallait alors que soit tenté en force un
passage, et un n'y suffisant pas, plusieurs. Mais les multiples avancées du
blanc, géométriques jusqu'à la rigidité, ne mènent nulle part, et à
l'inverse donnent à voir leur égarement. La peinture, non sans force, sait
aussi peindre cette errance-là.
Moins aporétique peut être la révélation du blanc quand,
se tenant en réserve et dans l'horizon des couleurs, elle laisse être la
puissance des tons. C'est en elle qu'apparaît le tableau 1 dont le jeu de
réponses et d'échos, constitué par les taches rouges unifiant l'espace, doit
son éclat à l'intime vibration, fraîche et rafraîchissante, des bleus pâles
soutenus par la clairvoyance des blancs. Ici le chemin n'est pas constitué
de ces fermes tracés qu'à emprunter nul n'avancerait jamais. Plus discret,
il est fait de ces auréoles blanches, par où surgit la lumière.
Cette lumière tant recherchée, par où la saisir ? Il ne
suffit pas, en peinture, d'une tache blanche pour la voir. Celle-ci n'en est
jamais la cause ; elle peut parfois en être la conséquence. La lumière,
c'est bien plutôt l'Ouverture, l'éclaircie, qui nous la fait voir, sans
qu'elle-même ne puisse être vue. Elle apparaît ici avec bonheur dans le
tableau 3. Il s'agit là d'une composition difficile où torsions et nœuds,
perdus dans la bleuité de la matière, ont pour réponse - car ils sont dans
leur composition même des questions - la calme étendue du jaune, que le
lisse à-plat libère. Et là, dans l'avènement de la lumière que protège
l'esquisse d'un cercle, au centre presque, l'unité se montre. Alors, rare
moment dans cette peinture éclatante de rouge et tendue d'inquiétude, paraît
le repos du blanc : celui que l’œil attend et qui seul libère l’œil.
Philippe GROSOS, juin 1992.
Copyright © Philippe Grosos
Texte
écrit pour l'exposition "la colline inspirée"
Philippe GROSOS est
professeur agrégé de Philosophie. Ses travaux portent sur la philosophie
allemande, la phénoménologie et la poésie. Il est le président de la revue
culturelle et scientifique, Cadmos.
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